Conférence
Du 31 mars au 1er avril 2023. Johns Hopkins University à Baltimore (USA). Keynote speaker : Pierre-Marc De Biasi
Nudité(s)

Comment passer de l’innocence perdue dans « J’aime le souvenir de ces époques nues » de Baudelaire à la couverture du magazine Lui ? Qu’est-ce qui différencie une scène de nu dans Les Valseuses de Blier d’une étude de nu de Laure Albin-Guillot ? Qu’est-ce qui relie La Liberté guidant le peuple à une manifestation des FEMEN à Paris ? Quelles que soient les réponses à ces questions, le phénomène de la nudité appelle un examen sous de multiples angles, incitant à remettre en question ses modes de lecture typiques.
Dans un sens traditionnel, la nudité décrit un état sans vêtements. En anglais, il y a une distinction entre l’adjectif naked, un état de nudité vécu par soi-même malgré les normes, et nude, un état de nudité médiatisé par le regard et le désir des autres. De telles nuances en engendraient d’autres : quand une personne est nue, que voyons-nous ? Si on nous donne une voix nue, qu’entendons-nous?
Dans quelle mesure la nudité est-elle une question de geste, plus implicite qu’explicite, qui révèle ou révèle ? Pensez à la poitrine couverte dans le Tartuffe de Molière et à l’ébauche qui est « Mon coeur mis à nu » de Baudelaire. Les applications potentielles semblent illimitées, qu’elles soient religieuses, morales, politiques ou esthétiques. La nudité cristallise la morale d’une époque ; pour cette raison, elle est hautement contextuelle. 
Pendant la Renaissance, à la découverte du Nouveau Monde, la nudité était liée à l’étrangeté. On se souviendra de la fameuse phrase de Montaigne : « Mais quoi ! Ils ne portent point de hauts-de-chausses. » L’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry montre la tension entre l’érotisme et la transgression lorsque les colonisateurs français ont tenté de s’habiller de femmes brésiliennes asservies. Au début de l’ère moderne, le Voyage autour du monde de Louis Antoine de Bougainville associe la nudité masculine à ceux qui quittent la société européenne.
Dans Les Bijoux indiscrets, Diderot fait de la nudité une métaphore de la quête de l’essence à travers le dévoilement, métaphore amplifiée par la rhétorique libertine sur les masques et la vérité. Au XIXe siècle, la nudité dans la littérature a acquis une autre dimension dans la poésie de Rimbaud, où elle peut être associée à la déformation d’un Vénus anadyomène. Dans les récits autobiographiques, l’écriture est souvent présentée comme une forme de nudité – celle que Hervé Guibert explore au carrefour de la littérature et de la photographie et qui fait l’objet de récents débats autour de l’autofiction. 
Aujourd’hui, dans les domaines français et francophone, la nudité est parfois un sous-genre reconnu et valide de la photographie. À d’autres moments, il s’agit d’un choix esthétique dans le théâtre et la performance, d’une arme politique, d’une question économique et numérique en ce qui concerne la censure exercée par certaines entreprises privées comme Instagram, ou d’un objet érotique en ce qui concerne la pratique d’envoyer des « nus ». et ses commodifications.
Les nudités nous amènent à remettre en question le regard comme puissance normative, car elles se réfèrent à des faits dont les implications sociales et culturelles sont indéniables. La variation des normes et des marges de nudité dans le temps, l’espace, la société, l’âge et le sexe en est la preuve. Phénomène anthropologique et ethnique, la nudité, en particulier la « nudité du visage » (Lévinas), problématise notre responsabilité envers nous-mêmes autant qu’envers les autres. Est-ce que cela rend la nudité non humaine impossible ?  
Loin de tout avoir montré, la nudité est de nature résolument plurielle, et nous espérons que ce colloque consacré à la question des nudités dans les espaces français et francophones nous aidera à en dévoiler les secrets.